[Cet article a été écrit avant la série de mises à jours Foundation, NEXT, Beyond, etc, qui transforment l’expérience “vanilla” de No Man’s Sky]
Zohdansc Major. Une planète de plus, dans un système inconnu, loin du coeur galactique. J’errais depuis une bonne dizaine de minutes à la surface quand elle s’est dressée sur mon chemin. Massive et aride, pas bien différente du reste et pourtant incontournable. La montagne. Je m’arrête une seconde pour l’observer, extatique à l’idée du lever de soleil que ses contours semblent cacher. Et sans trop savoir pourquoi ni comment, je me retrouve sur sa pente, escaladant les amas rocheux par petits sautillons propulsés. Après quelques minutes d’ascension, le sommet m’accueille en effet d’un panorama nouveau : D’autres montagnes, aux formations et sillons s’étendant à perte de vue. L’une d’entre elles bloque ma vue du soleil. Ma première réaction fut un franc rire, mi-dépité mi-fasciné. “La planète n’a que faire de moi”, me dis-je.
Tu es cruel, No Man’s Sky.
No Man’s Sky n’est pas infini. Tout du moins pas *exactement*. D’après ses auteurs, son univers auto-généré contient quelques 18 trillions de surfaces rondes à explorer. Soit plus que notre effort collectif en tant qu’humains ne pourrait visiter en une vie. Probablement plus que notre espèce ne verra jamais avant d’achever son empreinte galactique. Le code procédural qui régit No Man’s Sky est, virtuellement, sans commune mesure.
La plus grande aventure spatiale de tous les temps est dans le même temps cet impossible fuite en avant vers un point abstrait qui nous fait confondre toutes les terres et mers visitées.
Il est difficile d’envisager un sens à un espace qui nous dépasse par tant d’années-lumières. Et depuis son annonce, No Man’s Sky a souffert de ce problème de perspective. Une espèce de croiseur interstellaire trimbalant sa nostalgie sur son dos, en plus des attentes d’un public voyant sans doute, à l’arrière du cockpit, cette ambition de répondre à la promesse formée du temps de The Elder Scrolls : Daggerfall : L’étendue pour en finir avec toute les autres. Pour la plupart des jeux en monde-ouvert, ce terrain, aussi vaste soit-il, n’est qu’un plateau, une toile d’arrière-plan sur laquelle appliquer une série de systèmes. Leur monde y est fondamental et, paradoxalement, complètement superflu. No Man’s Sky représente le second versant-et-demi de la pièce. Et aussi surprenant que cela puisse paraître, aucun jeu ne me semble plus parlant en comparaison que Gone Home. Les galaxies de No Man’s Sky ne pourraient se concentrer dans l’espace du titre de Fullbright mais elles guettent un similaire intimisme. Gone Home fonctionne parce que son espace, une grande maison vidée de ses habitants, est le sujet en même temps que le catalyseur de nos actions – en plus de se révéler en inattendu cadre d’épouvante. Sans être exactement la finalité de la trame, les histoires qu’elle abrite la hantent et se reflètent en elle. À mesure que l’on explore ses recoins, chassant de notre esprit ses aspects effrayants, on devient plus confiant dans notre capacité à maîtriser cet espace qui nous devient familier. Et pour cause, on ne fait pas qu’en appréhender les raccourcis et secrets, on s’identifie et s’attache à ses anciens habitants, comme autant de fantômes qui se peignent entre les murs. Là où le jeu de Fullbright bénéficiait de son huit-clos – un espace condensé se prêtant à raconter cet chronique du microcosme familial -, No Man’s Sky, lui, n’est pas intéressé par une si petite cellule, mais par la distance d’un désert et le voyage entre les astres. Et dans cette immensité, il peine à incarner ce postulat dans ses mécaniques. J’ai passé mon temps sur le jeu en questionnement : Est-ce un survival spatial à-la-Out There – auquel il emprunte beaucoup -, une exploration de son lore post-colonisation spatiale ou un faux jeu bac-à-sable ? No Man’s Sky oscille entre tous ces genres, entre le trop-plein et le trop-creux, et s’applique surtout à une chose : Nous faire voyager de mondes en mondes, coûte que coûte. Le resource-gathering et autres “mécaniques-à-jauges” remplissant le jeu ne servent pas à élever l’exploration mais uniquement à en souligner les besoins utilitaires. On ne rassemble pas matériaux et technologies pour se permettre d’explorer différemment, ou mieux, mais pour avancer avec plus d’aisance, en boucle. Hello Games pousse une sorte de constante fuite en avant, où l’espace est rendu fonctionnel par ce que l’on en extrait avant de pouvoir tenter d’apprécier ce que sa floraison à la portée de l’oeil peut raconter. Le grand dilemme de ce ciel sans homme réside là : Il faut le parcourir sans considération, en recherche de perpétuel mouvement, ou s’en imprégner et crever au crépuscule d’un soleil blanc. Pourtant cet espace procédural nous dépasse, et surtout, il est “sans fin”. Ou plutôt infiniment varié. Il ne veut, et ne peut être maîtrisé. Murray a toujours défendu cette idée d’un espace fini en substance mais jamais en nombre. Dans son article “No Man’s Sky is the theater of processes”, Gareth Damian Martin compare le jeu à La Bibliothèque de Babel de Jorge Luis Borges :
“A library whose books contain every variation of the 22 letters of the alphabet, this fictional construct encapsulates the structural nature of No Man’s Sky. It has, by its very nature, a limited number of variations, and yet those variations are near-infinite in number. Borges’s library contains every variation of its language, every truth and falsity, every sentence that could ever be uttered. Yet it cannot go beyond language.”
Le jeu de Murray et son équipe, lui, peine à développer son langage au-delà du procédural : les systèmes attachées à No Man’s Sky, l’objet, n’ont pas réellement fonction de jeu – quand bien même ils atteignent un semblant de souffle de survival (Une poussée désespérée pour retourner à son vaisseau avant de suffoquer, une plongée dans l’océan d’où l’on ne reviendra pas…). Le jeu n’envisage d’ailleurs la notion de survie qu’en dilettante ; tantôt certains parcours planétaires vous laisseront face à l’impossibilité d’avancer et de survivre aux violents climats, tantôt, comme lorsque que l’on voyage entre planètes, le jeu empêche le joueur de tomber à court de fuel en faisant des astéroïdes une source infinie de carburant. La plupart des mécaniques n’ont ainsi pas d’aboutissant ; elles servent avant tout la consommation de cet univers, en jauges remplies, en années-lumières parcourues, mais rarement en exploration incarnée d’un espace, si réduit soit-il, d’un temps sur un mont dont les formes charment l’oeil ou agrippent l’esprit. L’obsession de No Man’s Sky de continuellement déplacer le joueur de planètes en planètes contribue à l’émotion de son voyage dans le même temps qu’elle dessert chaque étape planétaire. Mais ces obligations ne sont pas au coeur du jeu, de même que le centre de la galaxie, sorte de McGuffin ultime – car jamais véritablement atteignable -, n’est que prétexte. Un prétexte qui dit tout et son contraire de la nature de No Man’s Sky. La plus grande aventure spatiale de tous les temps est dans le même temps cet impossible fuite en avant vers un point abstrait qui nous fait confondre toutes les terres et mers visitées.
« We need the tonic of wildness. At the same time that we are earnest to explore and learn all things, we require that all thing be mysterious and unexplorable, that land and sea be indefinitely wild, unsurveyed and unfathomed by us because unfathomable. We can never have enough of nature. » – Henry-David Thoreau
Ces champs de roches et forêts méritent pourtant d’êtres vus, explorés. Ils nous sont indomptables, espaces déjà finis, si réels par leurs formations et à peine modelés aux commodités du joueur. La génération procédurale du terrain a ses limites ; chaque planète suit un pattern camouflé de collines et de plateaux plus ou moins larges, hauts et denses. Certaines planètes créent des terrains plus sauvages et cahoteux tandis que d’autres répètent les mêmes phrasés géologiques sur une bonne partie de leur surface. Mais presque chacune façonne ces espaces avec un précieux équilibre d’aléatoire et de véracité, qui rendent les formations rocheuses (Forêts et autres “biomes” sont comme autant de props plus ou moins habillement placés dessus) si impressionnantes par moments. Pour peu que l’on le veuille, on peut se couper de tout objectif et errer à la surface d’une naine brûlante jusqu’à manquer d’oxygène. Renier le jeu parce que c’est peut-être aussi le seul moyen d’apprécier No Man’s Sky. Une manière de générer l’espace invitant aussi à repenser le vocabulaire pour le définir. J’hésite à utiliser le terme de paysage parce qu’il me paraît précisément contre-représentatif de ce que représente les surfaces de No Man’s Sky : Non pas une plate-forme mais la scène en elle-même. Si le jeu ne fonctionne pas en tant que tel, c’est parce que ses variations participent davantage de cette idée du “procédural” que d’un feat. de jeu, d’un système discernable et quantifiable. Les terres de No Man’s Sky sont à la fois scènes et actrices, et de ce fait, se suffisent difficilement à elle-même, dans le même temps qu’elles alimentent l’énergie motrice du jeu. Chaque monde est un champ des possibles où ce hasard mathématique – jamais entièrement convaincu, ni convaincant – laisse place à l’émergence de moments au groove unique, le sentiment de se trouver sur un ailleurs qui ne dit pas son nom.
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Au coeur de cette joyeuse désolation, les marches solitaires du joueur façonnent le gros d’une expérience planétaire où l’exploration ramène souvent aux abstractions dessinées par le terrains : Les monolithes, derrière leurs simples récompenses – un mot de plus pour les langages aliens, un item rare -, s’animent à la façon de petites boîtes à musique ; par un son soudain, des orbes voient leurs veines parcourues de lumières tandis que l’écran révèle leurs messages cryptiques. Des morceaux d’histoire galactique, jamais vraiment complets, révélant des séries d’actes et récits nébuleux, violents, qui captent l’imagination à la manière de l’aventure textuelle de NieR. Et entre chaque découverte, la géométrie du terrain, les panorama de planètes qui offrent à travers leur vide relatif un support à la fois abstrait et fertile dans leur acte imaginatif ; les explorer requiert de s’y investir mais leur conception même – procédurale – répond de ce processus. Les formes des monts et plateaux, courbés avec une élégance qui tend parfois à la bizarrerie, créent ces formes titanesques qui rappellent à certains moments les illustrations de Chriss Foss ou Ralph McQuarrie, et à d’autres les paysages désolées d’Alien. C’est dans ces espaces de références que naviguent constamment les mondes de No Man’s Sky. Étendus quelque part dans l’entre-deux, ils invitent le joueur à investir cet imaginaire au charme pulp traduit à l’écran. Ce n’est pas un hasard si les planètes les plus intéressantes sont, non pas les oasis luxuriantes, mais bien les mondes déserts et morts. Ceux où les cratères dessinent tantôt des formes fantomatiques, tantôt d’excitants toboggans géologiques qui se révèlent à l’infini. Dans ces moments où rien ne se passe, No Man’s Sky prend soudain vie et ses rocs, ses vallées et sillons semblent crier qu’une aventure existe par-delà la montagne, qu’une découverte nous attend ; quelque chose existe, caché, derrière notre vue.
Explorer, au point de contact où l’espace va à l’encontre de l’ossature ludique, là où le jeu n’existe plus.
Mais éventuellement, le voyage s’arrête. L’appel nous laisse esseulé, sur un monde inconnu de plus, où chaque plante est composée de carbone et chaque animal partage la même structure corporelle qu’un lointain cousin d’une autre galaxie, où chaque région abrite les mêmes Sentinelles et bâtisses, où chaque rivage et forêt semblent répéter les mêmes syllabes que leurs prédécesseurs. Cet univers n’était jamais fait pour l’infinité mais bien pour les variations de ses formes quasi-sculpturales. À la fois trop étrangères par ses monolithes sourds et trop proches par ses champignons géants et ses chiens vaguement mutants. J’ai continué à gravir les montagnes de No Man’s Sky, à explorer ses vallées et ses sillons étranges, m’émerveillant parfois devant ces espaces générés devant moi, ces espaces auxquels l’on parvient. Le simple fait de se poser sur un monde qui intrigue soudainement, voir au loin un grand roc, un océan, une forêt aux formes intrigantes, et s’y hisser par une longue marche, m’a remplit un peu à sa façon. C’est dans ces moments que le sentiment grisant de No Man’s Sky semble crever l’écran.
Dans chaque décollage et chaque atterrissage, cette promesse se voit renouvelée : On approche d’une planète, attirée par sa couleur ou les formes qu’elle semble abriter, la voit grandir sous nous yeux jusqu’à recouvrir tout notre champ de vision ; puis l’on pénètre l’atmosphère et le cockpit se couvre de flammes tandis que notre espace sonore s’embrase d’un instant. Et quelques secondes plus tard, voilà qu’on survole un décor qui se génère littéralement sous nos yeux. Poser le pied sur une planète pour la première fois s’accompagne de ce court instant où la bande-son épique de 65daysofstatic se joue, suggérant souvent plus que ce que l’astre n’a à offrir – revoyez les premiers trailers de l’E3. Les terrains sont plats, les créatures finissent par se répéter, et l’horizon a quelque chose de déprimant lorsqu’on y aperçoit tous ces petits points d’intérêts qu’on a déjà vu mille fois. Ces arrivées sont cassées par le rappel à la nécessité d’un jeu au coeur de No Man’s Sky, mais elles dévoilent aussi ce qui tient réellement Murray à coeur : Que chaque percée vers les étoiles soit la possibilité d’un nouvel éclatement émotionnel. Dans une interview pour Killscreen en 2016, il se rappelait une expédition au Pôle Sud où, perdu à une heure de marche du reste du groupe, il s’arrête tout d’un coup pour observer ses alentours et s’extasie :
“I should have been stressed, I should have been worried. But I was just like, “This is amazing.” I had no idea how to get back. […] But let me just take this in.”
Là se situe l’impossible demande de No Man’s Sky : Explorer, au point de contact où l’espace va à l’encontre de l’ossature ludique, là où le jeu n’existe plus. L’appel vers les étendues stellaires va de pair avec un retour constant vers les structures prévisibles permettant au jeu de rendre nos avancées significatives, ou plutôt quantitatives – par l’accumulation de ressources, d’équipements, et même, belle ironie, du langage. Du rabâché, des évidences souvent venues tout droit de la concurrence – Subset Games et Mi-Clos en tête – qui s’estompent dès lors qu’on passe outre cette obsession si rogue-like pour le mouvement perpétuel. Parce que là où des jeux comme Out There étaient intéressés par cette finalité indéfiniment poursuivie – le “Jusqu’où survivrez vous ?” induit par ce caractère cyclique -, No Man’s Sky est fixé sur son propre instant. Le tout petit fait “d’être” dans un lieu, et que chaque pas sur cette montagne de Zohdansc Major soit aussi signifiant que ceux de Murray se perdant dans l’Antarctique. Le jeu cherche quelque part, dans le renouvellement de sa palette, dans ses soudaines envolées sonores, à faire de chaque déplacement une fin en soi. Chaque mouvement converti en une montagne, une pente infinie. Et quand tout a été vu, épuisé de sa force évocatrice, vient ce moment – à la fois désespérant et si galvanisant – où le triomphe de l’ascension ne révèle que d’autres monts. Dissonance. À cet instant précis, No Man’s Sky résonne non plus à ses propres sonorités, mais étrangement aux derniers mots de Camus dans son Mythe de Sisyphe :
“Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme.”
Chez Camus, ce refus de la futilité illustre une rébellion : “Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers” écrit t-il. Mais une telle rédemption est t-elle possible parmi les algorithmes secrets de Murray ? On ne peut s’approprier No Man’s Sky en le “jouant”, en suivant les limites de ses structures ludiques, et pourtant ces espaces sont nôtres en un sens. Tout explorateur attentif reviendra de Zohdansc Major avec le souvenir d’y entrapercevoir quelque chose : Une rencontre avec un alien verbeux, une éclipse de planète vécue depuis un cratère dévasté, autant d’instants émergeant du vide pour y retourner ci-tôt un menu ouvert, une nouvelle jauge remplie. Hélas, comme l’énonce Camus, “le rocher roule encore” : cet univers n’a que faire de notre présence ; des planètes silencieuses où notre impact paraît infime – quelques trous dans la paroi d’une caverne, la dénomination abstraite d’espèces qui précèdent notre arrivée -, un univers entier qui nous devance et ne finit jamais.
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On le savait depuis le premier jour, cet univers n’est pas infini. Et pourtant, j’y réside, parfois, à la recherche de cette vue du soleil qui ne vient jamais, ou plutôt se dérobe trop vite à mes yeux. Toujours au pied de cette montagne, si pleine de la promesse d’un ailleurs plus grand. N’est-ce pas l’intérêt de la bibliothèque de Borges, conclue sur ses mots :
“Ma solitude se console à cet élégant espoir.” ?
“(…) Il faut imaginer Sisyphe heureux.”